Derrière des apparences cartoonesques et volontiers ludiques, les œuvres de fantasy cachent souvent une réflexion philosophico-politique. Dans sa 10ème extension, nommée Dragonflight, World of Warcraft rend omniprésente la question de l’héritage, en jeu dans le lore1, mais aussi en dehors.
L’intrigue se déroule sur l’archipel natal des dragons de Warcraft, les Îles-aux-Dragons. Ces derniers ont caché leur foyer 10 millénaires auparavant, afin de le protéger lorsqu’ils partirent en guerre contre la Légion Ardente, un des principaux ennemis de la licence. Travaillés par un puissant appel, les dragons survivants convergent vers leur patrie retrouvée. Ils réalisent bien vite qu’ils n’arrivent pas sur une terre vierge : les habitants des lieux ont poursuivi leur vie sans eux. D’anciens ennemis laissés sur place s’opposent au retour des anciens seigneurs des lieux, les Aspects, nom donné aux chefs des cinq Vols Draconiques, des familles de dragons ayant chacune une couleur et des pouvoirs propres.
L’emphase est mise sur le Vol Noir, central dans les différents patchs, nom donné aux additions mineures de contenu qui ponctuent la vie d’une extension. Celui-ci n’a plus de chef à la suite de la corruption, la trahison et enfin la mort de son Aspect, Neltharion. Avant de se choisir un chef, l’ensemble de sa progéniture doit affronter un passé révoltant : expérimentations sur des créatures humanoïdes, esclavage, génocide, torture, alliance avec des forces obscures. Neltharion, véritable Shirō Ishii2 de Warcraft, n’a reculé devant rien pour accroître son pouvoir, sous couvert de lutter contre les menaces pesant sur le monde.
Les réactions de la pléthorique progéniture de Neltharion couvrent tout l’arc des possibles : ses deux enfants les plus célèbres, Irion et Sabellian, s’affrontent à fleurets mouchetés afin d’hériter du titre prestigieux de leur père. Ils y renoncent de concert en constatant l’étendue des horreurs commises par leur géniteur, dont ils prennent peu à peu connaissance dans l’extension.
Ils découvrent notamment une armée d’hybrides, les Dracthyrs, créés en laboratoire par Neltharion, programmés pour le considérer comme un père. Alors que les Dracthyrs rejoignent les factions jouables, une partie entre en rébellion par intégrisme crispé, refusant d’amender quoi que ce soit de l’héritage qu’ils ont reçu, fut-il celui d’un tortionnaire, d’un traître et d’un esclavagiste. Cette rébellion, nommée la Flamme Fracturée, sert d’idiots utiles au quattuor d’antagonistes de l’extension : les Primalistes. Ce sont des dragons n’ayant pas accepté l’alliance passée par les Aspects avec les Titans, force cosmique représentant l’ordre, la magie et la technologie dans le monde de Warcraft. Les Primalistes veulent annihiler les créations des Titans et recréer le monde sur la base des éléments primordiaux (Terre, Air, Feu, Eau). L’utilisation d’intégristes butés par des primitivistes sournois est peut-être le message politique le moins subtil de l’extension.
L’existence des Dracthyrs amène la question de la filiation, connexe à celle de l’héritage : créés, non pas engendrés, sont-ils de même nature que leur « père », dont ils partagent partiellement le sang ?
La voie médiane, celle auquel le joueur est amené à s’identifier, est celle d’Ebyssian et du Dracthyr Ardenthal, l’un enfant biologique, l’autre une création de Neltharion. Ils assument l’héritage, mais en retirent les scories. Ils savent que la corruption qui a rongé leur père, mais aussi le leader des intégristes Dracthyrs, peut aussi les atteindre s’ils baissent la garde, sans développer de haine d’eux-mêmes. Cette voie médiane est clairement celle d’une tradition bien comprise et assumée. Cependant l’enfant d’adoption Ardenthal ne remplace pas l’enfant biologique Ebyssian à la tête du Vol Noir.
Outre le Vol Noir, au centre de l’intrigue, deux autres Vols n’ont plus de chef. Cela permet aux scénaristes d’aborder la question de la transmission du pouvoir : qui est digne de régner ? A quelles fins ? La réponse est invariablement la même : il faut un héritier pour assumer l’héritage. Cet héritier ne doit pas rechercher le pouvoir, mais être subsidiairement au service des autres. Il est d’abord au service de son Vol, mais doit se soucier des autres créatures des Îles sur lesquels les dragons exercent une suzeraineté de fait, noblesse oblige. Assurément la démocratie n’est pas un thème très vendeur dans les œuvres de fantasy. On préfère les souverains justes et unificateurs aux factions et autres partis, fréquemment du côté des diviseurs, donc des méchants. Depuis ses origines chez J. R. R. Tolkien, le genre n’a pas apostasié son message profondément chrétien, voire crypto-royaliste par endroits.
Meta
Si l’on brise le quatrième mur, le contexte est encore plus incendiaire. Blizzard, propriété du groupe ABK3 est en crise : scandales de harcèlement sexuel généralisé découvert lors de #MeToo, mécontentement des joueurs à la suite de l’extension précédente, péripéties de l’hypothétique rachat du groupe par Microsoft, mais surtout essoufflement d’un jeu dont les mécaniques de base, ainsi que le moteur ont 20 ans. Les scénaristes sont accusés de tourner en rond après 30 ans de travail sur la licence Warcraft, avec des extensions peu imaginatives, s’inscrivant toutes nettement comme le second opus d’une extension à succès précédente. La fanbase de WoW vieillit et le studio saute fréquemment dans un fan service facile pour satisfaire des joueurs trentenaires voulant retrouver les personnages de leur adolescence, quitte à retcon des éléments pourtant longtemps affirmés comme immuables.
Le contexte, tant dans le jeu qu’en dehors, est propice à une réflexion sur l’héritage. Le studio entame une extension introspective où tout message en jeu peut être interprété au regard de son contexte de production. Derrière ce que font et défont les dragons, avec l’aide des joueurs, ce sont autant de maintiens et d’aggiornamentos que le studio devra mener.
Quand une équipe de développement critiquée par les joueurs, déboussolée par l’éviction de nombreux managers dans le sillage de #MeToo et pressée à la rentabilité malgré un nombre de joueurs en baisse constante produit un réflexion sur l’héritage, ça n’est pas un hasard. Blizzard a toujours créé du contenu ayant un sous-texte philosophique voire politique : l’écologie avec l’extension Cataclysm (2010-2012) ou l’interventionnisme avec Mists of Pandaria (2012-2014). Rien de surprenant pour une licence qui a commencé en 1994 avec l’histoire d’envahisseurs devenus malgré-eux des immigrés sans possibilité de retour (Warcraft I). Cependant cette large psychanalyse interne est une première. L’extension n’est pas terminée, elle n’est qu’à la moitié de son parcours, elle pourrait bien receler d’autres trésors sur une thématique aussi fondamentale. Si elle réussit, elle pourrait annoncer une seconde jeunesse à celui qui, malgré l’hémorragie de joueurs et la perte du marché chinois, est toujours le 1er MMORPG mondial4.
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Mot désignant la trame historique présente derrière une licence vidéoludique. ↩
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Criminel de guerre japonais et inspirateur de la figure contemporaine du savant fou. https://www.youtube.com/watch?v=kGhu_267Ek8 ↩
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Activision-Blizzard-King, éditeur entre autres de Call of Duty, Candy Crush, Overwatch et bien entendu World of Warcraft. ↩
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Les chiffres ne sont pas publics, ce qui rend cette affirmation invérifiable. Cependant, les chiffres collectés par plusieurs plateformes concordent. ↩
Enzo Sandré