Parler d’artisanat, de savoir-faire ou pire, de maîtrise, choque certains. Les artisans du logiciel seraient les « gatekeepers de la tech » comme j’ai pu le lire récemment. Ceux qui le pensent ont parfaitement raison, mais prennent l’antipathie et le manque de bienveillance de certains gardiens pour une injustice structurelle ou pire, une discrimination intolérable liée à l’existence de la porte.
Il est bon qu’il y ait des portes. Pour illustrer mon propos, je vais prendre un exemple qui ne diffère du sujet qu’en degré, non en nature. Imaginez qu’un passager, épris de Saint-Exupéry, décide de pénétrer dans le cockpit d’un avion en plein vol. Un pilote, mièvre ou inconscient, lui laisse alors le manche et prend sa pause. L’équipage et les passagers auront raison de s’insurger, qu’il y ait eu crash ou non ! La liberté individuelle de cette personne a gravement supplanté le bien commun.
La porte manquante de cette histoire n’est pas celle du cockpit, mais un réflexe social : toute personne normalement constituée aurait dû s’insurger. Aucune autorité n’a accrédité notre pilote en goguette. Personne n’a joué le rôle de proxy fiduciaire entre notre homme et la société. En somme, personne n’a exclu cet inconscient, probablement bienveillant, certes, mais inconscient quand même. Cette non-exclusion a gravement atteint au bien commun, au moins virtuellement.
Les plus perspicaces remarqueront que des pilotes dûment accrédités ont déjà causé de nombreux décès, certainement plus que les voyageurs égarés entre deux rêves. Cet argument est malhabile pour deux raisons :
- D’une part, car il faudrait comparer les taux de crashes, non les chiffres bruts. Sur l’ensemble des avions volant de manière régulière, quel pourcentage s’est crashé suite aux erreurs ou aux envies suicidaires du pilote ?
- D’autre part, car l’échantillon de faux-pilotes est trop faible, faute d’être facilement mesurable. Combien d’avions ont volé, quelque soit l’issue, pilotés par des Thomas Salme ? Pas assez pour tirer des conclusions.
Quel rapport avec le développement me direz-vous ? Aucun si vous programmez un jeu de plateformes sur mobile ou toute autre application n’ayant pas de conséquences graves en cas d’échec. Pire, réguler ces marchés pourrait écarter stupidement des génies non-diplômés, comme Lucas Pope par exemple. Le crash du jeu vidéo des années 80 montre que le marché sait parfaitement réguler certains secteurs, qui se passent bien de barrières à l’entrée.
A l’opposé, peut-être aurait-il fallu des règles de l’art opposables dans des affaires comme le Therac-25, qui a irradié mortellement des patients, ou comme Louvois, qui a jeté des familles dans l’angoisse. Les artisans ne disent pas autre chose, même s’ils sont en désaccord sur la manière d’y parvenir.
Un principe de responsabilité
Sur les navires, puis plus tard dans l’aéronautique, un principe est gravé en lettres d’or. En cas de problème et même s’il n’est pas coupable, le capitaine est présumé responsable. Nulle ambiguïté. Le bougre n’est dédouané que si preuve est faite qu’il n’a pas dérogé aux règles de son métier. Même s’il en avait reçu l’ordre de sa hiérarchie (ça n’est pas le cas), le capitaine du Costa Concordia n’aurait pas dû approcher si près des côtes. Il a enfreint cette règle et en porte seul la responsabilité (ainsi que de son attitude pendable ensuite).
L’accréditation est un proxy fiduciaire : le passager de l’avion n’a ni les capacités, ni le temps de juger de la capacité de son pilote. De même pour le client qui fait appel à un développeur pour lui créer un outil. L’accréditation désigne aux yeux de la société celui qui a la capacité d’être responsable, car il est au courant des règles de son art.
La confiance que l’on place dans une accréditation dépend de la fiabilité des discriminants. Ce mot fait peur, mais il désigne les critères et épreuves ayant pour but d’exclure ceux qui ne sont pas ou plus aptes à être accrédités (donc responsables). Un discriminant trop faible ou corrompu brisera progressivement ce lien de confiance. Par exemple, les pilotes accrédités par certains pays n’ont pas le droit de voler dans l’espace aérien occidental, car leur formation est insuffisante.
Un discriminant qui n’est pas fréquemment réévalué finit également par déchoir. Pensons au chirurgien dont les vieux nerfs tremblent. Il n’est pas devenu inutile à la société, incapable de servir le bien commun. Il est simplement l’heure pour lui de prendre sa retraite. Porter ce titre serait tromper le patient. Moins définitive, mais tout aussi stricte doit être l’interdiction d’exercer pour le pilote qui n’a pas volé depuis longtemps ou, c’est mon avis, le développeur qui refuse de se tenir au courant des pratiques de cybersécurité.
Le coût des accréditations
Créer des accréditations a un coût financier et social important. La liberté individuelle d’exercer une profession est limitée gravement par l’obligation d’être accrédité. Ce seul point oblige les défenseurs des professions règlementées à ne limiter leurs prétentions qu’aux matières graves.
Si l’accréditation est contrôlée par une institution, il faut ajouter le coût de celle-ci. Il est loin d’être anecdotique : 85 millions par an pour l’Ordre des Médecins, par exemple. Cette somme doit être justifiée par le service rendu à la société. Quel est le moins cher socialement : avoir un ordre professionnel avec tous les risques de népotisme, de lobbying abusif et de corruption qu’ils comportent, ou laisser les charlatans exercer librement et ne condamner qu’a posteriori les margoulins ?
La question est exactement la même pour les développeurs. Le mauvais code et ses conséquences justifie-t-il le coût social important d’une accréditation ? De quel type doit-elle être ? Un simple label d’excellence ? Un titre soumis à examen ? Un chef d’œuvre ? Une inspection périodique ? Un véritable ordre monopolistique et obligatoire pour exercer ? Divers degrés existent, là encore.
Les accréditations sont un mécanisme social de gestion du risque. Une société trop crispée aura tendance à n’en tolérer aucun, ce qui entraîne la sur-réglementation néfaste à l’innovation. A l’inverse, tout tolérer revient à tirer au sort quel passager de l’avion sera le pilote du jour. Les voies socialement bénéfiques se trouvent quelque part entre les deux.
L’opportunité ou non de règlementer une profession ne peut qu’être le fruit d’un calcul politique. C’est à dire une équation dont l’unité de mesure est le bien commun.
Conclusion : Exclure avec justice, pour un plus grand bien
Je m’assume complètement comme « gatekeeper de la tech ». Je ne cache pas ma position en faveur d’un Ordre des Développeurs, car je pense que le développement de logiciels est une activité suffisamment risquée pour nécessiter une accréditation. Je pense aussi que les conditions de cette accréditation doivent être fixées par tous les praticiens, non par quelques influenceurs autoproclamés « maîtres-artisans ». D’où ma position en faveur d’un incorporation obligatoire de la profession.
J’encourage chaque lecteur à être en désaccord avec moi, selon la valeur qu’il accorde à chaque membre de l’équation. La liberté de pratiquer sans contrainte a-t-elle plus de valeur que les conséquences de l’échec ? Une accréditation est-elle plus risquée que de laisser la réputation des mauvais professionnels les discréditer naturellement ? A vous d’en juger.
Mon propos est de sortir du schéma idiot, partisan et binaire : EXCLUSION = DISCRIMINATION = MAL. De même que toutes les inégalités ne sont pas injustes, toutes les barrières ne sont pas contraires au bien de la société. Dans ce débat que Twitter ramène fréquemment au point Godwin, je souhaitais amener une réflexion plus sérieuse.
Aucune civilisation ne peut subsister en régulant chaque aspect de la vie au millimètre. Aucune société ne peut se former sans règles. Plus nos outils se complexifient, plus la question de la régulation de leur usage se pose. Les corps de métiers sont un des outils dont nous disposons.
Enzo Sandré